dimanche 11 avril 2010

Les bidonvilles de Paris


"Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille!" Ce vers de Charles Baudelaire pourrait illustrer l'attitude du pays face à ses banlieues. Deux articles parus cette semaine dans Le Monde interpellent le lecteur sur le drame quotidien et silencieux de ce que l'on appelle pudiquement les "quartiers".

Le poignant aveu d'impuissance de Claude Dilain, maire de Clichy-sous-Bois, et le diagnostic sans concession de Tahar Ben Jelloun, écrivain, poète, symbole vivant d'un syncrétisme culturel qui semble aujourd'hui disparu, risquent de passer inaperçus tant on s'est habitué à voir le 9-3 au 20h.

Et pourtant. Lisez ces textes. Imaginez un instant de vivre le quotidien que décrit le maire de Clichy-sous-Bois dans les cités de sa commune. Imaginez, depuis le canapé de votre salon, ou devant votre PC à votre bureau, que dans la pièce où vous vous tenez, vous vivez avec 2, 3, 4, 5 autres personnes. Ici, chaque personne qui ne travaille pas en CDI est la proie des marchands de sommeil. Trois, quatre, cinq années d'attente pour obtenir un logement social. Quelquefois moins à Clichy-sous-Bois, mais il faut accepter de vivre et de faire grandir ses enfants au milieu des tours, du trafic de drogue, dans des appartements délabrés, des immeubles délabrés et des déchets éparpillés. Ben oui, quand il faut faire 15 étages à pied pour descendre ses ordures et risquer de déranger un trafic dans le local à poubelles, on renonce assez vite. Et on jette ses déchets par la fenêtre.

Quand je suis arrivée ici, j'ai essuyé pas mal de refus avant de trouver un appartement dans le parc locatif privé. Malgré un salaire confortable, des parents acceptant de se porter garants, je porte en moi le péché originel: Je suis en CDD. J'ai alors entrevu la galère que ça pouvait être pour des gens payés au SMIC, sans appui familial et avec des enfants à charge: L'accession à une location dans le privé est impossible. Le logement social, ce sera au mieux dans 3 ans, parce que le parc locatif est faible, sans turn-over et ne peut répondre à une demande plusieurs fois supérieure à l'offre de logements.

Quelle solution reste-t-il alors? Trouver un logeur arrangeant qui louera un taudis de 15 m² à un tarif au-dessus des prix du marché, mais sans demander contrat de travail, avance sur loyer ou garantie familiale. C'est ainsi que des dizaines de familles se retrouvent ghettoïsées à Clichy-sous-Bois, à Tremblay-en-France ou à Sevran, victimes d'un système en faillite qui ne loge que les plus protégés ou les plus aidés.

J'ai en tête l'histoire d'une femme, mère de deux enfants, qui avait trouvé un trois-pièces dans une copropriété de Clichy-sous-Bois. Logement abordable, appartement correct, contrat de bail en bonne et due forme. Un rêve ici. Oui mais voilà. La contrepartie de tout cela, c'est qu'elle devait partager l'appartement avec un "colocataire", non mentionné sur le bail, parent du propriétaire, qui se servait de l'appartement pour "faire son business" et qui ne ne souciait guère de payer quoi que ce soit. Cette femme faisait grandir ses enfants au milieu de la drogue, des liasses de billets, des flingues et des mecs louches qui allaient et venaient à toute heure du jour et de la nuit. Quel autre choix avait-elle, à part celui de vivre sous les ponts?

C'est ici que les lignes de Tahar Ben Jelloun prennent une résonance particulière:

"Or, la banlieue, telle qu'elle a été conçue puis négligée pour ne pas dire oubliée, est devenue un lieu pathogène. N'importe quelle population installée dans ces immeubles produirait de la délinquance et de la violence. Les Français d'origine immigrée ne sont pas condamnés à être dans le retard scolaire, à provoquer les gens dans la rue, à voler, à vendre de la drogue et à finir leurs jours en prison. Ils sont le produit d'un malaise entretenu par l'indifférence, par la pauvreté, par les accidents de la vie."

J'invite ceux qui pensent que ces gens se complaisent dans la pauvreté à lire et relire ces lignes, à s'imprégner des paroles de Claude Dilain et à venir voir de près à quoi ressemble "une cité" ici. La simple vue des barres austères, de loin, provoque déjà un vague malaise. Quand vous vous approchez, les immeubles vous toisent, vous menacent, vous oppressent. Les déchets jonchent le sol et, si vous levez le nez, vous verrez que beaucoup de fenêtres n'ont pas de vitres en verre, mais des simples carreaux de bois. Si vous entrez dans un hall d'immeuble, de nuit, vous ne verrez rien. Les ampoules sont cassées, la lumière étant peu propice à la discrétion requise pour les trafics en tous genres. De jour, vous verrez les boîtes aux lettres défoncées, les murs, les sols, les plafonds, les escaliers tagués. Vous serez saisis par l'odeur d'urine qui vous pique la gorge. Vous ne pourrez gravir les étages autrement que par les escaliers, même pour monter au quinzième, parce que l'ascenseur est en panne. Toujours. A ce moment-là, songez à la devise de la République. Liberté, Egalité, Fraternité.

On parle pudiquement et hypocritement de banlieues en difficulté, de quartiers difficiles. On devrait parler de bidonvilles en dur, de favelas institutionnalisées. En France, on donne des leçons sur les droits de l'Homme au monde entier. Et on ferme les yeux sur notre propre incurie, notre propre misère. Parce qu'il y a une responsabilité politique. Elle n'incombe pas seulement à la droite ou à la gauche, même si ces banlieues ont longtemps arrangé tout le monde. La droite car l'électorat populaire n'entrait pas dans ses bastions. La gauche parce qu'elle a pu se créer des baronnies locales. Cette responsabilité-là, nous la portons tous en tant que citoyens. Parce que nous faisons semblant de croire que la banlieue est un problème de banlieue. Mais si nous tremblons tous dès qu'un bus flambe, c'est bien parce que nous savons que cette violence peut dégénérer gravement du jour au lendemain.

Alors oui il faudrait plus de flics, oui il faut reconstruire, oui il faut reloger. Oui il faut revoir la politique de la ville, l'aménagement du territoire, les politiques d'éducation, les politiques d'aides sociales, les infrastructures de transport. Songez que le dossier du fameux "désenclavement du plateau de Clichy-sous-Bois Montfermeil", le prolongement de la ligne de tram-train T4, patine maintenant depuis plusieurs années parce que les élus concernés par le décrochage n'arrivent pas se mettre d'accord sur le tracé, pour des raisons politiquement peu avouables. Mettre les cités de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil à 5 minutes de Livry-Gargan et du Raincy, c'est faire déferler des hordes de jeunes à casquette sur de la banlieue pavillonnaire. On veut bien rompre l'isolement de ces habitants, à condition qu'ils ne passent pas par chez soi. Après ça, tous ces messieurs bleublancrougisés iront couiner qu'on ne les consulte pas si d'aventure l'Etat passe outre leurs querelles de clocher. On sortira les grands mots, les grandes tirades, sur le déni de démocratie, la volonté de recentralisation, l'asphyxie de la démocratie locale, le manque de concertation et de dialogue. On finira par croire à sa propre indignation. Et peut-être même faire admettre que l'on s'insurge pour le bien commun.

Je laisse à Tahar Ben Jelloun le mot de la fin:

"Evidemment il y en a qui s'en sortent et réussissent malgré tous les obstacles. Ceux-là s'éloignent de la banlieue. On parle à leur propos d'intégration. C'est une erreur. On intègre l'étranger, pas l'indigène, l'autochtone."

En photo, une partie de la cité des Bosquets à Montfermeil (93).